J’ai demandé au Dr Pascal Lefèvre, MPR au centre de rééducation des monts toulonnais et ancien médecin du Red Star et des équipes de France de football pendant plus de 30 ans, de nous faire part d’un cas clinique survenu pendant sa carrière de médecin de club. Il s’agit d’une rupture du LCA traitée fonctionnellement. J’ai ensuite posé quelques questions aux Drs Michel Christofilis, Kepa Iglesias et Nicolas Morin Salvo, chirurgiens orthopédistes réputés de la clinique Chantecler à Marseille (12ème arrondissement), tous spécialisés dans la chirurgie ligamentaire du genou, afin qu’ils nous fassent part de leur expérience sur le sujet.  

Au mercato de l'intersaison 1991-1992, le Red Star voit l’arrivée de l'ex-vedette yougoslave du PSG Safet Susic, à 37 ans, donc en fin de carrière. Le joueur signe pour une saison après avoir encore brillé lors du dernier mondial de 1990 en Italie (il était encore le capitaine de la dernière sélection). Il s'agit alors du plus gros transfert et, par conséquent, du plus gros salaire de D2 (Ligue 2 de l’époque).

Au stade Bauer, des ex-fans du PSG garnissaient nos vieilles tribunes avec des banderoles « SUSIC IS MAGIC » !

Après le traditionnel stage de préparation, nous commençons le championnat en août par un déplacement à Angers pour affronter le SCO, l’un des favoris pour la montée en D1. Très vite, l'artiste nous montre toutes les facettes de son talent et ouvre la marque d'un but dont il avait le secret. À l'heure de jeu, alors que le Red Star mène toujours 1-0, soudain, sur un duel anodin, sans contact, en pivotant sur son genou, le maestro s'effondre et ne se relève pas. Je rentre sur le terrain à la demande de l'arbitre et, très vite, la description du joueur à l'accent slave me fait évoquer une entorse grave du genou (« Je suis parti à droite sans le ballon et mon genou est allé à gauche ! »). Un rapide examen à chaud me montre, malgré ses grosses cuisses, un signe de Lachman positif avec un arrêt mou (mon expérience de terrain m'apprendra que ce signe ne se retrouve que presque toujours immédiatement après un tel traumatisme lorsque les muscles n'ont pas eu le temps de « s'enraidir »). Safet sort du terrain et, ce jour-là, nous perdrons finalement 2-1.

Après le traitement d'urgence (protocole RICE, traitements médicamenteux antalgiques et AINS), je suis harcelé dès le lendemain par le club et son président pour faire vite, car il s'agit d'un joueur « clé » !

Après la réalisation d'une IRM en urgence qui confirme le diagnostic de rupture complète du pivot central, je me rapproche du chirurgien référent du PSG de l'époque, le professeur Jacques Witwoet – que je connaissais pour l'avoir eu comme « patron », en stage de chirurgie orthopédique à l’hôpital Saint-Louis à Paris – pour un rendez-vous rapide. J'ai pu alors reconnaître toute la sagesse d'un ancien maître : « 37 ans, fin de carrière, contrat onéreux pour le club, KT 1000 (le Genourob n'existait pas à l'époque !) montrant peu de tiroir antérieur sur une rupture isolée du LCAE, je vous conseille un traitement fonctionnel car, si je l'opère, avec la rééducation, vous ne le récupérerez qu'en fin de saison. » Le raisonnement médico-économique fait déjà autorité ! Pendant trois mois, nous le prenons en charge en rééducation après que les troubles trophiques ont disparu, avec un programme de renforcement musculaire proprioceptif et dynamique sur Cybex (les premiers dynamomètres isocinétiques) pour un travail en mode concentrique puis excentrique du couple IJ/Q.

Nous parvenons à un retour sur le terrain en novembre, et la récupération fonctionnelle est telle que l’entraîneur de l'époque (Michel Rouquette) l'inscrit sur la feuille de match comme remplaçant pour un match décisif contre le Brest Armorique du président Yvinec.

Nous sommes menés 3-1 à 30 minutes de la fin du match, et l’entraîneur me lance sur le banc : « Doc, je dois faire rentrer Safet avec Nacer [Bouiche, l'international algérien)]. Dis-moi si son genou va tenir 30 minutes ? ». Je réponds alors, sans être convaincu de ma réponse : « Oui, ça ira », mais avec un ton de certitude… Les deux attaquants rentrent, tout se passe bien pour Safet qui marque sur coup de pied arrêté et donne le but de l'égalisation à « l'aigle de Tizi Ouzou » – c'est ainsi qu'était surnommé le Kabyle en Algérie –, encore d'un magnifique coup de tête (il avait une détente verticale de 81 centimètres !).

C’est ainsi que « Papé » (c'était le surnom de Safet Susic au PSG) a pu terminer sa carrière au Red Star.

Pensez-vous que l’on pourrait avoir la même gestion de ce dossier aujourd’hui ?

Tous s’accordent à dire que dans ce cas de figure très particulier (joueur en fin de carrière, dernière année de contrat), il est tout à fait possible aujourd’hui de proposer la même attitude que le professeur Witwoet à l’époque, avec un encadrement médical de circonstance, à savoir donc un traitement fonctionnel avec un retour à la compétition au 4ème mois. Si jamais l’évolution n’avait pas dû être favorable, on aurait basculé sur la chirurgie à tout moment. Un bémol est mis par certains sur le fait que l’on ne connaît pas les valeurs absolues et comparatives du KT1000, on y reviendra. Cependant, ils rappellent les risques pour ce genou à poursuivre la compétition : augmentation significative des lésions méniscales et cartilagineuses secondaires, phénomènes d’instabilité et baisse des performances sportives.

Quels sont les grands critères qui vous font choisir un traitement fonctionnel ou chirurgical en cas de rupture du LCA ? (L’âge, le type de pratique sportive, le niveau, la rupture partielle ou non, une lésion méniscale associée … ?)

L’âge n’est plus un critère déterminant pour poser l’indication chirurgicale. Le haut niveau et le type de pratique sportive (sports pivot) sont plus importants à prendre en compte. Certaines professions physiquement exigeantes influencent aussi la décision ; un pompier ou un maçon ne pourront pas se permettre d’avoir un genou instable. Une lésion méniscale réparable (racine méniscale, lésion longitudinale, anse de sceau…), dont le résultat dépendra directement de la stabilité du genou, imposera une reconstruction chirurgicale. La motivation du patient et son adhésion à un long programme de rééducation peuvent aussi influer sur la prise en charge. A l’examen clinique, 2 paramètres majeurs imposent la reconstruction chirurgicale : le sentiment d’une instabilité fonctionnelle objectivement ressentie par le patient et au testing clinique la reproduction d’une instabilité rotatoire associée (association Lachman positif + Ressaut rotatoire). 

Le problème posé est celui des lésions dites partielles. L’IRM n’emporte pas toujours la conviction et impose parfois en cas de doute une prise en charge rééducative et une nouvelle imagerie à 1 mois. En l’absence d’instabilité, l’examen clinique (test de Lachman avec arrêt dur ou mou, retardé ou non ; existence ou non d’un ressaut rotatoire) et la laximétrie pour certains (GNRB < ou non à 3 mm) vont être une aide à la décision. 

Le traitement fonctionnel n’est finalement proposé qu’aux conditions suivantes : 

  • Pas d’instabilité ressentie par le patient
  • Lachman avec arrêt dur retardé
  • Ressaut négatif 
  • GNRB < 3 mm pour ceux qui l’utilisent
  • Pas de lésion méniscale associée 
  • Patient d’âge mur
  • Sport sans pivot
Le Genourob n’existait pas à l’époque. Quelle est sa place aujourd’hui dans votre prise de décision avant chirurgie ?

Tous les chirurgiens ne l’utilisent pas encore de façon systématique. La reproductibilité et donc une fiabilité insuffisante sont mise en cause pour ceux qui ne l’utilisent pas, même s’ils restent optimistes sur les dernières générations. Ceux qui l’utilisent en restent au GNRB (recherche d’une translation antérieure du tibia) et le seuil de 3 mm pour définir une laxité nécessitant une chirurgie réparatrice. Ils insistent tous sur la clinique dont on vient de parler dans toutes les étapes de la prise en charge (diagnostic, décision chirurgicale, suivi).

Quel avenir imaginez-vous pour un genou comme celui-ci, rupture isolée du LCA non opérée à 37 ans ?

Chez un patient sportif professionnel pivot contact comme Safet Susic, l’évolution se fera progressivement vers une dégradation méniscale et cartilagineuse et donc une gonarthrose à moyen terme. S’il existe une instabilité avec apparition de lésions méniscales, l’évolution se fait vers l’arthrose dans plus de 70% des cas. Finalement, les mêmes facteurs qui nous font décider d’une chirurgie influeront sur l’évolution du genou opéré ou non (âge, terrain, surcharge pondérale post-carrière, type de sport, instabilité, lésions méniscales et/ou cartilagineuses concomitantes …).

Quelques références bibliographiques
  1. Scheffler SU, Unterhauser FN, Weiler A. Graft remodeling and ligamentization after cruciate ligament reconstruction. KSSTA. 2008 sept;16(9):834-42
  2. Claes S, Verdonk P, Forsyth R, Bellemans J. The “Ligamentization” process after anterior cruciate ligament reconstruction. What happens to the human graft? The literature review. Am J Sports Med. 2011 Nov;39(11):2476-83.
  3. Muller B, Bowman KF Jr, Bedi A. ACL graft healing and biologics. Clin Sports Med. 2013 Jan;32(1):93-109.
  4. Shelbourne KD, Nitz P. Accelerated rehabilitation after anterior cruciate ligament surgery. J Orthop Sports Phys Ther. 1992;15(6):256-64.
  5. Ardern et al. 2016 consensus statement on return to sport from the first world congress in sports, physical therapy, Berne.Br J Sports Med. 2016 Jul;50(14):853-64.
  6. Kaplan Y, Witvrouw E. When it is safe to return to sport after ACL reconstruction? Reviewing the criteria. Sports Health. 2019 Jul/Aug;11(4):301-305.
  7. Hege Grindem, Lynn Snyder-Mackler, May Rsberg et al. Simple decision rules reduce reinjury risk after anterior cruciate ligament: the Delaware-Oslo ACL Cohort Study. Br J Sports Med. 2016 Jul;50(13):804-8.
  8. Sean J Meredith et al. Return to sport after anterior cruciate ligament injury: Panther ACL injury return to sport consensus group. Knee Surg Sports Traumatol Arthrosc. 2020 Aug;28(8):2403-2414.
  9. Ilio K et al. Early return to sports to continue the season after ACL injury is not recommended for student athletes. Prog Rehabil Med. 2021.
  10. Takata et al.10 Conscious performance and arthroscopic findings in athletes with ACL injuries treated via conservative therapy during the competitive season. J Ortho Surg 2017 Jan;25(1)
  11. Sonnery-Cottet B, Colombet P. Partial tears of the anterior cruciate ligament. Orthop Traumatol Surg Res. 2016 Feb;102(1 Suppl): S59-67.
  12. Neyret P, Donell ST, Dejour H. Results of partial meniscectomy related to the state of the anterior cruciate ligament. J Bone Joint Surg Br. 1993 Jan;75(1):36-40
  13. Neyret P, Donell ST, DeJour D, DeJour H. Partial meniscectomy and anterior cruciate ligament rupture in soccer players : a study with minimum of 20-year followup. Am J Sports Med. 1993 May-Jun;21(3):455-60.
  14. Louboutin et al. Osteoarthritis in patients with anterior cruciate ligament rupture: a review of risk factors. The Knee 2009