Les années 80 et 90 ont vu l’apparition des machines isocinétiques dans le monde de la rééducation, appareils qui permettent de travailler à vitesse constante en modes concentrique et excentrique et ainsi connaître la force développée en tout point du mouvement. Initialement utilisés en milieu hospitalier et en centre de rééducation, ces appareils se sont déplacés progressivement dans des structures privées comme le centre technique national de la FFF à Clairefontaine dès sa création en 1988 ou dans les clubs de football à la fin des années 90. Beaucoup de publications ont ainsi vu le jour, sur l’approche des pathologies (évaluation musculaire après ligamentoplastie par exemple) ou sur l’étude de groupes de sportifs, par spécialité, par catégorie d’âge, par sexe ou encore par articulation. J’ai ainsi fait mon mémoire de médecine du sport au CHRU de Pontchaillou à Rennes chez le Pr Pierre Rochcongar sur l’évaluation des muscles épicondyliens chez le tennisman versus étudiant en médecine en 93. Plus tard à Clairefontaine, nous avons publié à la fin des années 90 avec notre kiné Thierry Laurent, une étude portant sur l’évolution du pic de force du quadriceps et des ischio-jambiers en concentrique chez le footballeur, depuis les jeunes de l’INF (Institut National du Football) jusqu’aux footballeurs des sélections nationales, soit de 12 ans à l’âge adulte au plus haut niveau.
Cette « course arrière » jusqu’en 1993 nous ramène à l’époque glorieuse de l’OM qui bat le Milan AC en finale de la Ligue des Champions à Munich (1-0, but de Basile Boli). Le séisme de France-Bulgarie va bientôt emporter Gérard Houllier avant qu’Aimé Jacquet ne reprenne le flambeau avec le succès que l’on connaît. Lenny Krawitz chante ce qui deviendra l’un de ses plus gros tubes « I gonna go my way » et R.E.M cartonne avec « Everybody hurts » quand les 4 Non Blondes nous apprennent que le monde est fraternel dans « What’s up ». Pendant ce temps-là, le centre de rééducation de Cap Breton commence à occuper une place importante dans la prise en charge du sportif amateur et de haut niveau. C’est le lieu de soins privilégié pour les sportifs après ligamentoplastie du LCA pendant les 3 à 4 premières semaines post-opératoires. Pour nous au centre médical de Clairefontaine, initialement créé pour le suivi des jeunes footballeurs de l’INF et des joueurs des équipes de France, c’est le moment de proposer des soins de rééducation et réadaptation aux footballeurs professionnels et aux sportifs amateurs de la région. Equipés d’un Cybex 340 à nos débuts, puis 6000 et Cybex Norm avant de passer au Biodex et au Con-Trex, nous menons nos rééducations au rythme des blessures musculaires, tendineuses, ligamentaires et ostéo-articulaires. Le travail excentrique fait partie intégrante de toutes nos rééducations. Nous nous inspirons beaucoup des protocoles mis en place dans le centre de rééducation de Gerland par le Dr Jean-Marcel Ferret, alors médecin de l’Olympique Lyonnais et de l’Equipe de France, dès la fin des années 80.
Ce papier du Dr Middleton (1) et son équipe en 1993 est intéressant à plus d’un titre. Les communications sur l’utilisation des appareils isocinétiques sont encore peu nombreuses et celle-ci montre clairement l’éventail assez large du travail que l’on peut proposer sur ces appareils. D’autre part, le travail excentrique divise encore au début des années 90. En pathologie, la grande indication est alors la tendinopathie, achiléenne ou rotulienne, selon le protocole de Stanish, toujours d’actualité d’ailleurs. En revanche, il ne fait pas l’unanimité pour le traitement des déchirures musculaires comme peuvent en témoigner les communications de l’époque. Passée la phase inflammatoire, on démarre le travail de renforcement en isométrie, en fonction de la douleur, puis c’est l’heure du travail actif ou dynamique, sans doute isotonique, sans préciser s’il est concentrique ou excentrique, ou les deux à la fois, en chaîne ouverte ou fermée, ni donner le nombre de répétitions ou encore la charge à soulever. A contrario, certains ont des convictions très fortes sur le travail excentrique et proposent des protocoles de rééducation précoces, mais malheureusement publient peu. Ainsi, l’article de Patrick Middleton nous donne presque tous les arguments pour rééduquer une lésion musculaire en excentrique, mais sans en donner ni la consigne, ni les protocoles. On se situe bien là dans une période de transition. Lecture.
Les effets mécaniques du travail excentrique sont déjà bien connus en 93 : « Le travail excentrique a la mauvaise réputation d’induire des lésions musculaires. On retrouve ainsi des lésions du tissu conjonctif de soutien et une désorganisation des myofibrilles. Les DOMS se traduisent par des douleurs dans les heures qui suivent le travail excentrique, ainsi qu’une diminution de la force musculaire. Il faut 3 semaines pour une cicatrisation satisfaisante. C’est le travail maximal à vitesse rapide qui est responsable de ces lésions qui prédominent à la jonction myotendineuse. »
Sur les appareils isocinétiques, on lit ceci : « Leur apparition permet un travail analytique et quantifié en déterminant la vitesse de travail et en connaissant la force de travail développée en tout point du mouvement. Pour chaque séance on détermine : l’amplitude du mouvement, la vitesse entre 0 et 150°/sec, l’intensité et la quantité du travail à fournir. La progression s’effectue à partir d’un travail sous-maximal de faible amplitude à vitesse lente en mode passif vers un travail excentrique maximal à vitesse rapide sur toute l’amplitude du mouvement. »
Ainsi, on peut apprendre que les indications du travail excentrique sont larges :
« – le renforcement musculaire (sans que le contexte ne soit cité : lésion, simple déficit ou recherche de gain tout simplement) – Il faut toujours commencer par des vitesses lentes pour augmenter progressivement jusqu’à la vitesse maximale permise par la machine. On travaille en pourcentage de la force maximale mesurée à une vitesse donnée (1 RM) – L’auteur propose de travailler à 80% (3 à 5 répétitions), 50% (50 répétitions) ou 30% (80 répétitions) – Un programme de 6 semaines est nécessaire – Le travail excentrique améliore non seulement la force excentrique, mais aussi la force statique et la force concentrique, ce qui n’est pas le cas des deux autres types de travail musculaire
– le traitement des tendinites – Le travail excentrique améliore la résistance du tendon – Le travail proposé est calqué sur le protocole de Stanish (3 séries de 10 répétitions chaque jour, les deux premières infradouloureuses, le réveil de douleurs est souhaité sur la troisième série ; J1 et J2 à vitesse lente, J3 à J5 à vitesse moyenne, J6 et J7 à vitesse rapide ; pendant 6 semaines ; l’intensité augmente de semaine en semaine)
– la prévention des accidents musculo-tendineux – Les lésions musculaires ont souvent pour origine un déséquilibre entre des muscles agonistes forts qui travaillent en concentrique et des muscles antagonistes faibles qui travaillent en excentrique – Il est donc logique de proposer le travail excentrique en prévention des tendinites et des accidents musculaires
– la récupération des amplitudes articulaires – Les auteurs utilisent le travail excentrique sous-maximal à vitesse lente des muscles antagonistes au sens du mouvement désiré (fléchisseurs pour le gain d’extension) – L’action se situe au niveau musculaire (lutte contre la contracture), au niveau médullaire (Gate control) et enfin cérébral (utilisation du feed-back sur l’écran)
– le traitement de la spasticité – Le travail excentrique à vitesse lente permet de diminuer l’hypertonie musculaire au contraire de l’étirement passif qui la renforce »
En reprenant tous ces éléments, on définit donc les bases du travail excentrique pour les pathologies myotendineuses dès 1993, entre autres sur appareil isocinétique :
- Le mécanisme excentrique à vitesse rapide est reconnu comme à l’origine de lésions du tissu conjonctif de soutien et d’une désorganisation des myofibrilles ; il sollicite préférentiellement la jonction myotendineuse. C’est bien là ce que l’on souhaite, agir sur toutes les zones de jonctions, myo-aponévrotiques, myotendineuses et sur le tendon, en prévention et en rééducation.
- Le travail mécanique se fait à la limite du seuil douloureux. C’est un peu notre garde-fou, ce qui nous permet d’avancer en toute sécurité sans basculer vers le côté négatif de l’excentrique.
- Le travail excentrique améliore non seulement la force excentrique, mais aussi la force statique et la force concentrique. C’est ce qui le rend supérieur aux autres régimes de contraction lorsqu’il est bien réalisé.
- On travaille en pourcentage de la force maximale mesurée à une vitesse donnée. Pour les ischio-jambiers par exemple, il est entendu qu’on mesure cette force à 30°/sec.
- On détermine la vitesse de travail entre 0 et 150°/sec et l’amplitude du mouvement. La progression s’effectue depuis un travail sous-maximal à vitesse lente vers un travail submaximal à vitesse plus rapide. On démarre habituellement à 5°/sec (certains l’appelle « la vitesse de cicatrisation », mais tout le monde n’est pas d’accord) pour terminer à 30°/sec. On débute les rééducations aux alentours de 30% du pic de force maximale pour terminer vers 75 à 80% de ce pic.
- L’auteur propose de faire 80 répétitions à 30% et 50 répétitions à 50%. Beaucoup de thérapeutes partent sur 50 répétitions à vitesse lente et un faible pourcentage pour terminer à 30 répétitions à vitesse plus élevée et un fort pourcentage. L’adaptation se fait selon le travail mécanique total réalisé et la fatigue générée.
- Le travail excentrique participe à la récupération des amplitudes articulaires. C’est l’objectif que l’on se donne, dès lors qu’un muscle s’est déchiré, de récupérer au minimum sa longueur initiale.
- Un programme de 6 semaines est nécessaire. Le renforcement va s’établir sur la durée. Les protocoles actuels de rééducation sont plus courts, au maximum de 3 semaines. Mais en prévention, il est intéressant de mettre en place ce programme sur 6 semaines minimum. C’est d’ailleurs la durée moyenne d’une phase de préparation de début de saison en football, période idéale pour mettre en place ce travail de prévention.
En conclusion :
- L’intérêt du travail excentrique ne se discute plus en 2021, en prévention et en rééducation
- Les appareils isocinétiques, lorsqu’ils sont accessibles et utilisés par des thérapeutes avertis et investis, sont toujours très pertinents et très utiles en pratique quotidienne pour évaluer et rééduquer
- On débute à vitesse lente, à un faible pourcentage de la 1RM et une amplitude sous-maximale pour finir sur des vitesses rapides, un fort pourcentage de la 1RM et une amplitude maximale, tandis que le nombre de répétitions tend à diminuer en cours de rééducation
- La rééducation en excentrique se fait sur une période de 3 semaines maximum alors qu’en prévention on travaille plutôt sur 6 semaines minimum
NB : cet article traite du travail excentrique sur appareil isocinétique, ce qui est très et/ou plus commode dans notre exercice quotidien quand on maîtrise cet outil. Travaillant sur ces appareils depuis plus de 30 ans, j’aurais moi-même quelques difficultés à imaginer une rééducation chez un sportif de haut niveau sans l’apport de l’isocinétisme, qu’il s’agisse d’une ligamentoplastie du LCA, d’une déchirure musculaire ou d’une tendinopathie achiléenne par exemple. Mais il est bien entendu que les principes et l’intérêt de l’excentrique restent les mêmes si ce travail est fait sans machine isocinétique, ce qui reste le cas pour la grande majorité des sportifs rééduqués en libéral.
Je vous proposerai prochainement une interview croisée de deux kinésithérapeutes qui utilisent l’appareil isocinétique au quotidien, parmi d’autres techniques, chez les sportifs amateurs et professionnels de haut niveau afin qu’ils nous éclairent sur leurs protocoles.
Et pour faire l’équilibre, je tâcherai de vous proposer un entretien avec un thérapeute qui pense que l’on s’en sort très bien au plus haut niveau sans appareil isocinétique.
- Middleton P, Puig P, Trouvé P, Roulland R. Travail excentrique sur machine isocinétique. Journal de Traumatologie du Sport, 1993, 10, 2, 132-136.