Seko est footballeur professionnel en Bundesliga. Les 12 et 13 janvier, pendant l’entraînement, il commence à ressentir de violentes douleurs à la cheville droite, plus précisément à la face externe du talon. Il sort d’une semaine intensive, avec des charges de travail doublées du fait du report d’un match de championnat. Le 14 janvier, sur une séance de 10-20, il ressent une violente douleur qui l’oblige à stopper l’entraînement. Il ne s’entraîne pas le lendemain et joue les 90 minutes d’un match de championnat le 16 janvier (J0) sous antiinflammatoires per os avant match, puis à la mi-temps du fait de douleurs insupportables. Quand je le vois en consultation le lendemain, il n’a pas de douleurs à la marche lente en chaussure.
À l’examen clinique, le saut unipodal est impossible à droite et la marche sur la pointe des pieds est difficile. Il existe un léger varus de l’arrière-pied, symétrique. On retrouve un œdème à la face latérale du calcanéus, sous les tendons péroniers latéraux. La palpation de l’articulation sous-talienne est sensible et la douleur est insupportable au tiers postérieur du calcaneus. Les amplitudes ont conservées. Le testing tendineux est normal. En revanche, on retrouve une laxité de l’articulation talo-crurale droite en varus à + contre 0 à gauche, séquelle de nombreuses entorses de cheville. L’impaction du talon en flexion plantaire est légèrement positive. Le diagnostic de fracture de fatigue du calcanéus est évoqué, ainsi qu’une souffrance de la sous-talienne. Une IRM le soir même retrouve ces images (cf images IRM) :
- Un œdème osseux de la tubérosité postérieure du calcanéus associé à une image de fissure trabéculaire du versant postéro-supérieur de la tubérosité du calcanéus. Elle est étendue sur 20 mm et présente une orientation frontale oblique
- Un œdème des tissus mous environnants
- Pas d'anomalie du tendon calcanéen adjacent en dehors d'une petite bursite préachiléenne réactionnelle à la fracture de fatigue
- Pas d'anomalie de la syndesmose tibio-fibulaire distale
- Sur l’articulation talo-crurale : un ligament talofibulaire antérieur continu mais légèrement distendu ; un ostéophyte antéromédial de 8 mm du dôme talien sans œdème ; des séquelles d'arrachement du versant antérieur de la malléole médiale avec nodule ossifié de 5 mm. Ce nodule est situé sur le trajet du ligament tibiotalien antérieur ; pas de lésion ostéochondrale du dôme talien ou du pilon tibial ; un œdème osseux du versant inféro-latéral du cuboïde, possible œdème osseux de surcharge par compensation
En conclusion, Seko souffre d’une fracture de fatigue de la tubérosité postérieure du calcanéus sur séquelles d'entorse latérale et médiale de cheville. Après échange avec le médecin du club, le traitement suivant est mis en place :
- Le port d’une botte de marche pendant 2 semaines et mise en décharge partielle avec béquilles
- Un bilan podologique avec confection de semelles orthopédiques pour mettre en décharge le bord latéral du calcanéus (semelles pronatrices)
- La prise d’une ampoule de vitamine D 100 000 UI par semaine pendant 6 semaines, avec un contrôle du taux de vitamine D après la 4ème prise afin d’éviter un surdosage (on vise un taux entre 60 et 80 ng/ml)
- Des soins de kinésithérapie (massages, électrostimulation, ondes de choc)
- Un travail athlétique dans l’eau et sur vélo, en infra-douloureux
La troisième semaine, Seko débute la course sur AlterG en augmentant progressivement le pourcentage de poids, tout en poursuivant le vélo et le travail en piscine. Le 12.02 (J27), l’examen clinique est strictement normal. La proprioception en salle et les éducatifs de course sont ainsi débutés. Sa première séance de course sur le terrain a lieu le 18.02 (J33). Il reprend l’entraînement avec le groupe le 25.02 (J38). L’examen clinique est alors strictement normal en dehors de sa laxité en varus. Il rejoue 15 minutes en fin de match le 30.02 (J43) contre Augsbourg.
Deux éléments nous ont semblé favoriser la survenue de cette pathologie : une augmentation brutale des charges de travail par rapport aux charges habituelles, très intenses et sur une durée courte (une semaine). L’autre élément est mécanique, à savoir une laxité chronique de cheville, non strappée au quotidien, qui entretenait certainement des contraintes exagérées sur le compartiment externe du fait de l’instabilité relative générée.
Il aura donc fallu 6 semaines à cette fracture de fatigue du calcanéus pour consolider et autoriser la reprise de la compétition, sans récidive à un an, ce qui ressemble à des délais très courts pour ce type de pathologie. Un contrôle IRM réalisé en fin de saison est normal. Outre le traitement mis en place et la réintroduction de contraintes mécaniques progressives infradouloureuses, c’est sans doute le diagnostic relativement précoce qui a permis un RTP aussi rapide. L’accès rapide à l’IRM devant cette douleur talonnière intense chez un joueur professionnel a été décisif en permettant une prise en charge adaptée rapide et ainsi éviter l’alternance incessante entre période de repos et période active que l’on retrouve souvent dans les fractures de fatigue avant diagnostic chez le sportif amateur.
Pour en savoir plus sur cette pathologie, j’ai interrogé le Dr Jacques Pruvost, ancien médecin de l’équipe de France d’athlétisme pendant près de 25 ans et donc, de ce fait, spécialiste de la fracture de fatigue.
Quelle est la fréquence des fractures de fatigue du calcanéus ?
La grande majorité des études concernant l’incidence et la distribution des fractures de fatigue chez les sportifs sont des études rétrospectives et n’ont pas la valeur épidémiologique des études prospectives qui sont rares car longues et difficiles à mettre en place. Pourtant, quelques études prospectives sur les pratiquants de l’athlétisme et du tennis en haute compétition ainsi que sur les militaires, sont intéressantes. Ces études montrent que, si les fractures du calcanéus existent et qu’il faut savoir les reconnaitre, leur incidence est relativement faible car elles sont bien moins fréquentes que les fractures du tibia, de l’os naviculaire, de la fibula, du fémur ou des métatarses.
Buennell KL. « The incidence and distribution of stress fractures in competitive track and fields athletes ». Am J Sports Med. 1996; 40 : 454-459.
Maquirriain J, Ghisi JP. « The incidence and distribution of stress fractures in elite tennis players ». Br J Sports Med. 2006; 40 : 454-459.
A-t-elle plusieurs localisations et donc peut-être plusieurs formes cliniques ?
Nous, médecins du sport, sommes tous « formatés » par notre clientèle sportive. Pour ma part, depuis plusieurs décennies, les sportifs qui me font confiance viennent de l’athlétisme, de la course sur route, du trail ou du triathlon. Les quelques fractures de fatigue du calcanéus que j’ai pu détecter, ou accompagner vers la guérison, étaient toutes localisées au niveau du tiers postérieur ou du tiers moyen. Les signes cliniques étaient ceux d’une talalgie très douloureuse empêchant la course à pied. Pour les atteintes du tiers antérieur du calcanéus, les images étaient toujours associées à une fracture de fatigue du naviculaire. Cette fracture redoutable et redoutée des médecins qui suivent les sportifs pratiquant l’athlétisme en compétition pose des problèmes diagnostiques et thérapeutiques très différents de celles du calcanéus.
Dans leur excellent article qui date déjà de 2006, Markus Sormalaa et son équipe d'Helsinki montrent bien, IRM à l’appui, que si les atteintes osseuses les plus fréquentes sont situées à la face supérieure (environ 80 %), une partie des atteintes sont situées à la face inférieure du calcanéus (environ 20 %). L’existence de ces atteintes basses justifie la recherche d’une atteinte osseuse par IRM ou par scintigraphie en cas de douleurs plantaires empêchant la course.
Sormalaa M. « Stress injuries of the calcaneus detected with magnetic resonance imaging in military recruits ». J Bone Joint Surg Am. 2006; 88 (10) : 2237-42
Quels sports sont les plus à risque ?
Comme pour toutes les fractures de contrainte survenant au niveau des membres inférieurs et au bassin, les sports à risque sont les sports avec impacts au sol. Pour être pragmatique, citons la course et les sauts chez les moins de 40 ans, la randonnée chez les plus de 40-50 ans.
En fait, la plupart du temps, ces fractures de fatigue surviennent dans un contexte particulier que les médecins du sport de terrain nomment « phénomène de transition ». Ainsi, chez les sportifs intensifs hyperadaptés à leurs conditions de pratique, les fractures de fatigue surviennent pratiquement toujours à la suite d’un changement. Un changement dans le volume ou les techniques d’entrainement, dans le matériel ou les chaussures, lors du passage de terrains dits « souples » à des sols sportifs plus techniques.
La technique parfaitement expérimentale pour déclencher une fracture de fatigue est le changement brutal de pratique sportive avec, par exemple, passage d’un sport porté (vélo ou natation) à la course à pied sur le bitume. J’ai dans mes dossiers le cas d’un excellent coureur cycliste trentenaire qui a fait le pari de participer aux 20 kilomètres de la course Marseille-Cassis sans jamais s’entrainer en course à pied. Le résultat traumatique a été pratiquement immédiat avec la survenue d’une fracture de fatigue bilatérale des deux calcanéums dans les deux semaines qui ont suivi la course ! Pour les footballeuses et les footballeurs, le passage brutal d’un terrain en gazon naturel à un gazon synthétique, à l’occasion par exemple d’un stage intensif, devrait être considéré comme une période à risque sur le plan traumatologique.
Quels sont les facteurs de risque habituellement retrouvés ?
Les facteurs de risque sont les mêmes que pour toutes les fractures de fatigue du sportif. Il faut savoir analyser et sérier les facteurs liés aux variables biomécaniques (valgus dynamique du pied et du genou à la course, importance des forces créées à l’impact au sol), aux variables anthropométriques (poids, pieds creux, pied pronateur ou supinateur), aux troubles nutritionnels (troubles des conduites alimentaires et comportements de compensation pour empêcher la prise de poids), aux déficits hormonaux (aménorrhée primaire ou secondaire), à l’âge et à la croissance osseuse (enfants et adolescents sportifs), à l’âge et à l’insuffisance osseuse (activité physique chez les plus de 50 ans, ostéopénie, ostéoporose). Chez les femmes, en cas de troubles hormonaux induits par la pratique sportive intensive associés à une fracture de fatigue, la prescription d’une ostéodensitométrie osseuse devrait être systématique.
Je me permets d’insister sur le changement de marque ou de modèle de chaussures qui est le risque premier chez les adeptes de la course à pied. La mode des chaussures minimalistes sans matériaux amortissants ou l’apparition de nouvelles technologies avec lames carbones privilégiant le retour d’énergie sont à l’origine de nombreuses pathologies osseuses microtraumatiques. Devant la découverte d’une fracture de fatigue des membres inférieurs chez un sportif, la question du changement récent de chaussure de sport, de running ou de trail doit être abordée systématiquement.
Pruvost J. « Les chaussures de course à pied. Innovations et dopage technologique ». Médecins du sport. 2021; 140 : 26-32
Quelle doit être la prise en charge idéale ?
Comme pour toutes les fractures de fatigue du sportif, l’idéal est de faire le diagnostic le plus tôt possible. L’objectif prioritaire est de réduire le retard au diagnostic des fractures de fatigue du calcanéus et éviter ainsi que ces fractures se complètent et se compliquent. Mettre rapidement en place un traitement adapté va réduire le temps d’immobilisation sportive et le risque de séquelles au plan locomoteur.
Pour les fractures de fatigue du calcanéus, le traitement est toujours conservateur et relativement simple. A partir du début de la prise en charge, l’arrêt total du sport est incontournable pendant six semaines minimum. En fonction de l’importance des douleurs et des résultats de l’imagerie, l’utilisation de cannes anglaises sans appui ou avec appui partiel sera conseillé pendant 6 à 8 semaines. L’immobilisation par orthèse gonflable peut être envisagée pendant cette première phase chez les sportifs hyperactifs ou en cas de fracture évoluée.
Pour tous, la reprise de la marche sans cannes anglaises ne pourra être envisagée qu’après évaluation clinique et imagerie 6 à 8 semaines après le début du traitement. Vient ensuite une période que l’on peut nommer phase de consolidation pendant laquelle les contraintes vont être suivies pendant les activités quotidiennes, marche et déplacements essentiellement. L’augmentation de la durée de l’activité ne pourra se faire que si le sportif ne déclenche aucune douleur pendant des paliers de 10 à 14 jours.
Au plan des activités physiques, la marche puis la course en milieu aquatique ou les séances de course sur tapis Alter G pourront être introduites au troisième ou quatrième mois après la découverte de la fracture. Là encore, l’augmentation de la durée de course ne devra se faire que par paliers indolores. Sauf en cas de fracture de fatigue décelée tôt et de signes de cicatrisation rapide à l’IRM, la véritable reprise sportive ne devrait pas être envisagée avant le sixième mois.
S’il existe une prise en charge idéale, elle doit associer prudence et patience, prise en charge pluridisciplinaire, protocole spécifique non douloureux jalonné par bilans cliniques et imagerie, adhésion totale du sportif à l’idée d’un retour sur le terrain tardif, 4 mois minimum, voire très tardif, 8 mois parfois.
As-tu un délai moyen de reprise à opposer au patient ?
Dans la littérature médicale concernant le traitement des fractures de fatigue du calcanéus, cette atteinte est généralement considérée comme une fracture de bon pronostic, à faible risque de complication, avec une évolution parfois lente mais toujours favorable et guérissant sans séquelles. Incidence faible et évolution toujours favorable, voilà qui est suffisant pour donner une image plutôt discrète aux fractures de fatigue du calcanéus.
Cette simplicité thérapeutique est sans doute réelle chez les sportifs pour qui cesser d’emblée toute activité physique et sportive pendant au minimum 4 mois ne pose aucun problème sur le plan personnel ou sur le plan psychologique. Mais chez les sportifs professionnels ou intensifs, cette fracture peut être longue et difficile à prendre en charge. Elle est généralement au premier plan des préoccupations du sportif et de son encadrement pendant plusieurs mois. Sans doute parce que, dans cette population, il est toujours très difficile de faire accepter d’emblée un véritable arrêt de la pratique sportive, ne serait-ce que pendant quelques semaines. Et je ne suis pas certain que la pratique intensive de sports de remplacement comme le vélo ou la natation, sports réputés non traumatisant pour le calcanéus, ne favorise pas en fait le retard de consolidation et la survenue de complications à type d’algodystrophie ou de syndrome douloureux régional complexe. Ce n’est jamais facile et toujours violent d’annoncer à un sportif professionnel ou de haute performance qu’il vaudrait mieux oublier ses objectifs de compétition pendant 6 à 8 mois. Mais c’est souvent à ce prix que le sportif intensif accepte une réelle observance thérapeutique.
Dans ces cas thérapeutiques difficiles et en cas de retard de consolidation, de nombreux traitements physiothérapiques ou pharmacologiques vont pouvoir être proposés : oxygénothérapie hyperbare, cryothérapie corps entier (CCE), facteurs de croissance (PRP), ondes de choc, biphosphonates, hormone parathyroïdienne, calcitonine. Le rapport bénéfice-risque de certaines thérapeutiques comme les biphosphonates par exemple devrait être mieux évalué chez les sportifs.
Besch S. « Fractures de fatigue ». JTS. 2016; 33 : 73-76
Quelle serait la prévention ?
La survenue de fractures de fatigue chez le sportif est toujours une surprise. Et, le plus souvent, la recherche de facteurs de risque pouvant être à l’origine de ces fractures met en évidence les progrès à faire dans l’accompagnement des sportifs intensifs et la prévention des atteintes osseuses microtraumatiques. Plusieurs axes préventifs sont à développer chez les sportifs :
- la surveillance régulière du taux sérique de Vit D et la supplémentation préventive. Une étude faite chez de jeunes recrues militaires montre que l’incidence des fractures de fatigue est deux fois plus élevée chez les sportifs dont le taux sérique de 25-hydroxycholécalciférol (25-OH-D3) est inférieur à 20 ng/ml que lorsque le taux sérique est supérieur à 40 ng/ml. Pour les différents spécialistes qui ont étudié le déficit en Vit D chez les sportifs, une supplémentation préventive hivernale devrait être systématique et, pour être efficace, se situer à un niveau de 2000 UI/J.
- un examen avec bilan podologique annuel chez un podologue du sport. Le bilan podologique statique et dynamique chez un podologue spécialisé est une aide incontournable à la prévention des pathologies et à leur prise en charge thérapeutique. La consultation a pour objectif d’analyser les appuis du sportif et de connaitre les effets de la fatigue sur le geste sportif pour mieux comprendre les conditions de survenue des blessures. Le tapis de marche ou de course est utilisé pour l’analyse dynamique au cabinet afin de mettre le sportif dans les conditions de sa pratique. L'orthèse plantaire est un acte thérapeutique réalisé à partir de cet examen complet. Le podologue doit tenter de corriger les défauts du sportif en respectant la biomécanique du sport pratiqué.
- le chaussage. L’évolution incessante des technologies et la compétition permanente entre équipementiers ne fait que rendre toujours plus difficile les conseils concernant les chaussures de sport. Dans ce domaine, les notions de stabilité, d’amortissement et de confort sont plus sécurisantes que les nouvelles technologies et les appâts du minimalisme, des drops bas et du retour d’énergie.
- Les charges d’entraînement et les phénomènes de transition. Lorsque la fracture de fatigue survient, il est très rare de ne pas retrouver une modification ou une erreur de programmation de l’entrainement et des compétitions. Les stages intensifs sont presque toujours l’occasion d’augmenter les charges de travail chez un sportif déjà à la limite du surentrainement. C’est à nous, professionnels chargés de la santé des sportifs, d’être vigilants et à l’écoute des symptômes inhabituels.